French Edition | Zhang Guangyu, un Maître de l’éclectisme

La Pérégrination vers l’Ouest, 1945, bande dessinée
La Pérégrination vers l’Ouest, 1945, bande dessinée

Ces dernières années, le monde de l’art contemporain s’attache à réhabiliter l’héritage artistique de la République de Chine (1912-1949). L’exposition des œuvres du Mouvement de la Nouvelle Xylographie à la Biennale de Shanghai, ou la « redécouverte » d’artistes tels que Wu Dayu, dénotent une volonté des universitaires et des conservateurs d’exhumer le Modernisme chinois de la première moitié du 20ème siècle, de le soumettre à l’étude et d’en démêler l’écheveau complexe. Cette tendance répond à l’intérêt croissant des collectionneurs et des institutions publiques et privées, et au désir d’éclairer l’art contemporain par un examen approfondi de la Modernité et de ses évolutions sur le sol chinois. Il serait d’ailleurs faux de croire que ces premières pratiques modernistes n’ont jamais été soumise à l’analyse : elles ont de fait, dès l’origine, créé leur propre environnement créatif et théorique. Le sens de cette « redécouverte » est davantage de les remettre en perspective pour leur offrir une meilleure exposition, et grâce à de nouveaux angles d’interprétation, d’éviter qu’elles ne deviennent un courant négligé, à l’écart de la grande histoire de l’art. La rétrospective des œuvres de Zhang Guangyu, qui s’est tenue l’année dernière au Musée Long de Shanghai, s’inscrit dans cette tendance. Intitulée « Un Maître du Modernisme chinois », l’exposition retrace, à travers sept thématiques, l’évolution créative de l’artiste, qui s’étale sur près d’un demi-siècle, avec pour ambition de redonner sa juste place à « cet oublié de l’histoire du Modernisme chinois » .(1)

Les raisons de cet oubli sont confuses. Si la place des œuvres de Zhang Guangyu dans la culture populaire a varié selon les époques, l’artiste, lui est resté presque inconnu du public. Sa création, qui embrasse les domaines de l’art décoratif, de la bande dessinée et du design, est bien souvent trop vite considérée par la critique spécialisée et la recherche historique comme une simple réminiscence et un commentaire des « vieux maîtres » qu’il fréquenta dans ses jeunes années, ou sous le seul angle technique d’une pratique « artisanale ». Avant d’accorder à Zhang Guangyu le titre de « Maître du Modernisme chinois », peut-être faudrait-il d’abord se poser la question, plus urgente et plus riche d’enseignement sur son système esthétique, des raisons qui ont fait tomber cet artiste dans l’oubli. L’histoire de l’art est faite de successions et de transmissions, les nouvelles créations s’inscrivent dans cette histoire « en référence » aux œuvres passées, un artiste ne saurait donc être oublié à la légère.

Né en 1900, Zhang Guangyu commence sa carrière comme apprenti décorateur au Nouveau Théâtre de Shanghai, sous la tutelle du peintre Zhang Yuguang. Ce dernier, alors directeur de l’Académie des Beaux-arts de Shanghai eut un différend avec Liu Haisu, vice-directeur de cette institution, différend qui priva Zhang Guangyu de l’éducation académique à laquelle il aspirait (2). Ce qui eut pour effet d’éloigner d’emblée le jeune artiste de l’ « orthodoxie » du milieu universitaire, et de l’ « histoire officielle » du Modernisme chinois, dont Liu Haisu, Xu Beihong et Lin Fengmian constituaient les trois principaux piliers. Quant au dispositif esthétique qu’il développa dans l’ambiance commerciale du Shanghai des années 1920-1930, il devint peu à peu inaudible dans le nouveau contexte de l’économie planifiée. Même si Zhang Guangyu fut, grâce à l’aide de Zhang Ding, intégré au département d’art décoratif de l’Académie Centrale des Arts Appliqués, il n’en resta pas moins éloigné pendant longtemps de l’environnement du design international et de ses concepts qui infusaient la culture urbaine. Cela pour expliquer le « déclassement » qui frappa notre artiste. À ceci s’ajoute la résistance qu’a opposé cette œuvre polymorphe à ceux qui ont tenté de la cerner, de la ramener à un domaine prédéfini : c’est précisément pour avoir choisi plusieurs mediums, plusieurs supports, que le travail de cet artiste fut négligé par l’histoire de l’art de la Chine Nouvelle, qui ne reconnaît que quatre catégories : peinture traditionnelle chinoise, peinture à l’huile, gravure et sculpture. Partant, les spectateurs connaissent souvent le « style Zhang Guangyu », sans pour autant saisir l’esthétique impliquée par cette pratique pluridisciplinaire.

L’Elimination des mouches, bande dessinée, 56 x 45 cm
L’Elimination des mouches, bande dessinée, 56 x 45 cm

Si l’on considère l’œuvre de l’artiste en termes de « création professionnelle » et de « création personnelle », il cependant possible d’en obtenir une vue plus claire. De ses débuts au Monde Illustré (Shijie Huabao), jusqu’à son entrée, en 1957, comme professeur à l’Académie Centrale des Arts Appliqués, Zhang Guangyu produit une œuvre graphique qui s’inscrit dans le monde de l’art commercial et des mass médias : bandes dessinées, publicités, caricatures, couvertures et illustrations pour l’édition. On peut considérer ces différentes activités comme une premier pas vers le design graphique contemporain, qui laisse présager les travaux futurs de l’artiste, depuis les « bandes dessinées décoratives » jusqu’aux recherches des dernières années.

Les premières œuvres de Zhang Guangyu sont ainsi intimement liées à la culture urbaine du Shanghai des années 1920-1930, elles sont à la fois parfaitement intégrées dans le marché, et en relation avec le contexte international. Au début des années 1930, Zhang Guangyu, qui n’a jamais quitté la Chine pour étudier, utilise abondamment des éléments visuels empruntés à l’Avant-Garde européenne, et notamment au Cubisme, au Dadaïsme et au Surréalisme. Ces emprunts ont été rendus possibles par l’environnement international et libéral qui régnait à l’époque dans la métropole shanghaienne, et plus particulièrement par les sept années passées au sein du service publicité de la firme British American Tobacco : la richesse des ressources iconographiques et la fréquentation de designers venus du monde entier ont été un apport inestimable dans le développement du travail de l’artiste (3). Mais les courants de l’art moderne et la culture urbaine n’ont pas seulement influencé son style plastique. Le modernisme en tant que système de pensée a contribué à façonner ses positions idéologiques, à renforcer sa quête d’idéaux progressistes et libéraux, et sa conscience démocratique.

Le choix de superposer les pratiques professionnelles est au cœur du style et du dispositif créatif de Zhang Guangyu, un dispositif qui fusionne et dépasse les catégories en présence : bande dessinée publicitaire, peinture décorative, reliure, design d’intérieur, décors de cinéma, animation, ornementation architecturale. Si on choisit d’aborder ce système par la bande dessinée, on se doit d’évoquer l’influence exercée sur l’artiste, dans les années 1930, par les œuvres du dessinateur mexicain Miguel Covarrubias. Ce dernier, dont les travaux furent publiés dans les pages du New Yorker et de Vanity Fair, était un ami intime du grand muraliste Diego Rivera. Si Zhang Guangyu trouvait un écho dans l’œuvre de ces deux artistes mexicains, c’est qu’il se reconnaissait non seulement dans l’engagement socialiste de leur œuvre, mais aussi dans leur manière d’allier les traditions de l’art populaire aux innovations de l’art moderne. D’un point de vue stylistique, et pour reprendre les mots de Ye Qianyu, Covarrubias donna à Zhang Guangyu l’impulsion nécessaire pour se servir plus librement de l’exagération, cet élément majeur du 9ème art, lui permettant de forger rapidement son propre langage graphique (4). Avec le début de la Guerre de Résistance contre le Japon, Zhang Guanyu s’oriente vers le dessin satirique, quittant les anciens procédés commerciaux pour pointer les travers du temps. Une autre évolution majeure survient en 1945, avec le livre Quatre Cavaliers à l’assaut des Montagnes et des Passes, livre dans lequel Zhang Guangyu introduit dans son style décoratif déjà éprouvé des éléments mythologiques et une nouvelle fantaisie imaginative. Il s’éloigne alors progressivement du cadre de la bande dessinée commerciale, pour aboutir finalement à des chefs d’œuvre comme La Pérégrination vers l’Ouest ( Manhua Journey to the West), une puissante épopée illustrée, et Le Roi des Singes (Havoc in Heaven), ce film dont il conçut l’esthétique étourdissante.

La divinité Juling, esquisse préparatoire pour le film  Le Roi des Singes
La divinité Juling, esquisse préparatoire pour le film Le Roi des Singes

Le terme de « Maître du Modernisme » est donc de peu d’utilité si l’on veut examiner les liens réels entre l’œuvre de Zhang Guangyu et l’Art Moderne chinois. Il a certes assimilé les leçons du Modernisme occidental et de l’Avant-garde, mais sans pour autant se rallier à un système. Pour le dire autrement, sa « conscience moderniste » est le fruit d’une transformation intellectuelle initiée par les nouveaux modes de vie et la formation plastique : elle ne prend pas appui sur l’idéologie moderniste, et ne se range pas dans le cadre d’un système esthétique préétabli, comme c’est le cas pour les œuvres du Cubisme ou du Surréalisme. Sur ce point, Zhang Guangyu rejoint d’autres artistes de sa génération. Comme le fait remarquer Michael Sullivan, « ces artistes, qui devaient lutter contre l’indigestion face à la surabondance des concepts et le découverte permanente de nouveaux styles, glanaient librement dans cet apport étranger, mais restaient généralement ignorants des causes et des buts qui motivaient ces choix en Occident » (5). Ce qui n’enlève rien à l’élan énorme que ces artistes ont insufflé dans la Modernité chinoise. Le « style décoratif » de Zhang Guangyu, unique à cette époque, suscita un large écho chez ses contemporains et les artistes de la génération suivante, aussi bien dans le domaine de la bande dessinée que des arts décoratifs et appliqués. Mais au niveau doctrinal, il resta en deçà de Lin Fengmian, aux positions anti-conservatistes très affirmées, ou de Peng Xunqin et sa Société de l’Ouragan (Juelanshe). Zhang Guangyu était un expérimentateur et un grand praticien, non un bâtisseur de systèmes.

Après 1949, ses différentes trajectoires créatives se virent brisées l’une après l’autre. Les milieux de l’édition et de l’art commercial qui l’avaient nourri pendant des années commencèrent à s’étioler progressivement : les conditions pour donner un nouvel élan au design n’étaient plus réunies. Peu après, lorsque le dessin satirique devint à son tour impossible dans le nouveau contexte politique, Zhang Guangyu se tourna vers la recherche sur l’art décoratif et la réalisation de films d’animation. Sa recherche fut entravée par les aléas qui frappèrent l’Académie Centrale des Arts Appliqués pendant plus de cinquante ans, et sa carrière dans l’animation prit fin avec celle des anciens producteurs du Studio de Shanghai, frappés de plein fouet par la Révolution Culturelle. Après l’ouverture des années 1980, l’animation chinoise n’eut pas assez de force pour résister au déferlement des productions japonaises et américaines. Zhang Guangyu, qui consacra sa vie à l’achèvement du Roi des Singes, ne put connaître ce dénouement.

 Traduction : Guillaume Vaudois

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1) Extrait du communiqué de presse de l’exposition « Zhang Guangyu – Un Maître du Modernisme Chinois »
2) « Zhang Guangyu par lui-même » in Recueil de textes de Zhang Guangyu, édité par Tang Wei, Editions des Beaux-arts du Shandong, 2011, p. 3
3) Tang Wei, Zhao Dagang, A la recherche de Zhang Guangyu, SDX Joint Publishing Company, 2015, p. 51
4) Idem, p. 51
5) Michael Sullivan, Art et artistes chinois du XXème siècle, traduit par Chen Weihe et Qian Gangnan, Editions du Peuple de Shanghai, 2013, p.127-128