Ai Weiwei: quand l’attitude devient forme
March 28, 2016 | Post In LEAP 37
|Cet article traite d’une question classique, à savoir que le fait de corriger ou reconsidérer l’Histoire ne se limite pas à un objectif politique. En réalité, il s’agit d’une attitude admise et adoptée par la société toute entière. Tout un chacun se trouve généralement attiré par une réalité ou un récit idéalisé sur le plan spirituel ou sentimental (comme par exemple le passé, ou une idole): cela peut même devenir une religion. Ai Weiwei, qui, depuis 2011, aux prises avec la justice, s’est vu privé de son passeport et emporté dans le tourbillon des complexités du système étatique et qui a finalement recouvré sa liberté en juillet de cette année, est devenu à la fois le bénéficiaire et la victime de cette idéalisation. Les médias chinois et étrangers, en participant à l’écriture de son histoire, ont prouvé une fois de plus la force de l’information. Parmi les artistes chinois, nul n’est plus influent que lui par son comportement individuel sur la scène internationale. Naturellement, cela n’est pas entièrement fondésur la valeur de sa création artistique, mais plus encore sur la manière dont il excède son rôle et ses attributions professionnelles. On peut même dire qu’en son nom d’artiste, il endosse tous les rôles et joue de toutes les ressources sociales.
La pratique d’Ai Weiwei, né à la fin des années 1950, s’accompagne d’un sens identitaire, d’une conscience de classe et du pouvoir caractéristiques d’une époque passée, bienqu’il se pose en rebelle face à la volonté collective. Durant les quarante ans de sacarrière (débuté à la fin des années 1970), il se tint éloigné de la scène nationale pendant douze ans précisément au moment où les vagues successives de 1985 et 1989 jetaient les bases de l’artcontemporainchinois. Cet éloignement n’a pas été une véritable absence: depuis cette capitale de l’art mondiale qu’est la lointaine New York, il a pu, grâce à un cercle d’amis avec lesquels il était toujours en contact, asseoir sa notoriété en Chine. Puis, du milieu des années 1990 aux dix premières années du 21ème siècle, il a su établir sa position dans le monde de l’art grâce à sescréations et à ses activités éditoriales et curatoriales. Il a fondé avec Hans van Dijk et Frank Uytterhaegen la Chinese Art and Archive Warehouse (CAAW), organisme à but non lucratif, et a élargi son domaine d’intervention en pratiquant l’architecture et le design. Depuis près de dix ans porte-drapeau de la dissidence dans le domaine public au nom de la lu!e pour la démocratie et les droits de l’homme, il est devenu, dans les réseaux sociaux situés au-delà de la « Grande Muraille » cybernétique ceinturant la Chine, l’idolepolitique du combat pour les libertés individuelles du pays aux « graines de tournesol » et à la main d’œuvre bon marché si nombreuse. Le processus n’a pas manqué de produire des suiveurs, des supporters et des opposants. Dans ce monde où l’information en continu est devenue la norme, cette légende contemporaine à coloration romantico-révolutionnaire a fait de l’effet. Ainsi, l’inscription « Fake » gravée sur la porte de son atelier de Caochangdi est la meilleure annotation du rôle qu’il se donne de victime endurante et persévérante et interroge l’esprit de discernement des visiteurs. A une époque de production et de transmission irréfléchie de l’information, éviter d’y prêter attention permet de se former son propre jugement.
Avant de recourir à ce baume essentiel qu’est l’analyse de classes, il nous faut tout de même évoquer les œuvres de l’artiste, partir du détail pour aller vers l’ensemble. La Coupe au poulet est le nom empreint de dérision de la première exposition solo de l’artiste de puis sa libération. Deux cents répliques de cette coupe de l’ère Chenghua (1464-1487) ont été disposées en cinq rangées de cinq sur huit tables de palissandre jaune derrière des vitrines. La « coupe au poulet » a été vendue l’année dernière pour 281,240 millions de dollars de Hongkong (soit 36 millions de dollars), établissant un nouveau record sur le marché de la porcelaine chinoise après 1980 et 1999. Son acheteur, le collectionneur shanghaien Liu Yiqian, fondateur du Long Museum, est devenu un moment la coqueluche du public et des médias. Il semble bien que la quantité soit la marque de fabrique d’AiWeiwei, qui confère à des répliques bon marché un statut d’objets de valeur. Qu’il s’agisse de raillerie ou de critique de sa part, l’artiste ne se contente pas d’une simple création, il fabrique toujours une nouvelle Histoire fondée sur les relations entre la production des objets, les conflits théâtralisés et l’influence des médias. Si l’on compare ces œuvres relativement maniables au temple ancestral de la Famille Wang qu’il a installé dans deux galeries, le Tang Contemporary Art Center et la Galleria Continua, elles apparaissent déjà par elles-mêmes emblématiques de son art. Directes, malicieuses, elles témoignent d’une bonne connaissance à la fois des sujets suscitant un écho public immédiat, ainsique du goût des collectionneurs internationaux.
De la libération d’AiWeiwei à la restitution de son passeport, lors de chacune des trois expositions organisée ssuccessivement à Beijing, les débat sont tourné autour de sa position politique ou de ses stratégies de mise en scène personnelle. Peut-être parce que cette fois, ces débats s’incarnaient dans des œuvres et ses expositions sur le sol chinois, les médias spécialisés se sont contentés de les décrire, adoptant une attitude prudente, neutre, se gardant de se livrer à des jugements ou à des commentaires sans fin. « L’important, dans les expositions, ce n’est pas leur nombre ni ce que l’on y montre, mais le fait de s’exprimer, d’organiser une exposition en Chine. Elle a lieu, elle ne signifie rien, mais elle a lieu. Maintenant qu’elle a eu lieu, on ne pourra plus dire que je n’ai jamais organisé d’exposition en Chine. » Mais d’un autre point de vue, en tant que symbole de la contestation politique, les ressources que l’artiste peut mobiliser grâce à sa catégorie sociale d’origine ainsi que la force d’attraction qu’il exerce sur l’opinion politique par un effet de levier manifestent une énergie démesurée, que diminue peut-être quelque peu son statut d’exilé de l’intérieur. Une fois l’artiste transformé en icône, ses œuvres perdent de leur pouvoir inhérent : du moins, en ce qui concerne l’artiste dans sa période actuelle, l’attitu de complexe qu’il présente au monde extérieur transforment l’individu en forme dénuée de contenu.
En tant que partie intégrante de cette mise en scène, le temple Wang Jiaci, de la fin de la dynastie Ming, a été installé dans deux espaces commerciaux symboliques contigus : la Galleria Continua, qui a étél’une des premières structures occidentales à s’implanterdans le quartier d’art 798 en tant que médiateur culturel international, et le Tang Contemporary Art Center, galerie chinoise d’importance et de rang équivalents. Chacun de ces espaces reliés par un mur mitoyen présente une moitié de cet ancien temple, constituant une exposition personnelle qui, du moins par son ampleur, indique une ambition maximaliste, celle d’un macro-récit spectaculaire. Dès le départ, on retrouve l’un de ces grands projets car actérisé par les dimensions, la masse et l’énergie auxquels l’artiste nous a accoutumés : sans tergiverser, son travail en impose, aiguillonne, suscite les controverses, tout en impliquant dans l’organisation un travail de coopération important.
Dans une autre exposition intitulée « Unlived by What Is Seen », les artistes Sun Yuan, Peng Yu et le commissaire d’exposition Cui Cancan, présentent les vidéos, photographies, objets, happenings et documents annexes de trente-quatre artistes qui semblent tous sortis d’un même moule, venant concevoir, compléter et écrire une nouvelle histoire. Ces histoires présentées sous une forme assez primitives et accrocheuse ou apaisant la soif d’art (ou de réel) de certains spectateurs, semblent être l’avatar de ces performances réalisées en Chine ou à l’étranger durant la deuxième moitié du 20ème siècle, qui ne font queproduire de nouvelles multitudes, de nouveaux médias, de nouveaux environnements. En réalité, il n’y a pas de lien évident avec l’indication temporelle précisée à l’entrée l’exposition, « Après 2008 », c’est-à-dire après le séisme provoqué par la crise économique dans tous les domaines, y compris artistique. La quantité d’informations et la complexité que peut contenir une exposition sont ici dépassées. Si on en revient au mot d’introduction, avec une enfilade de formules au contenu répétitif, comparées aux controverse ssuscitées en l’an 2000 par l’exposition « Fascination pour la blessure », il se réduit à une dislocation de l’écologie du réel et à une intervention passive fondéesur des sentiments personnels.
Depuis les années 1990, du fait des actions artistiques à répétition, l’art politique – et avec lui sa stratégie et sa valeur – est de nouveau un fréquent sujet de débat au sein des cercles artistiques. Par bien des aspects, tout cela rappelle l’art des premiers temps du socialisme, de par unexcès de symbolisme, une dépendance à l’égard des macro-récits et une fascination pour les productions à grande échelle. Derrière cette expression stéréotypée se cachent valeurs et culture politiques uniformes à l’instar du cliché des graines de tournesol *révélant la sympathie d’un rebelle issu d’une catégorie sociale privilégiée pour les classes populaires.
A notre époque, l’inscription d’une vie individuelle dans l’Histoire par une action consciente aussi précise et aussi énergique est contrôlée par une conscience obstinée des rapports de force. Ai Weiwei est manifestement adepte des entreprises grandioses et de la force sublime du matérialisme historique du marxisme, qu’il met en œuvre. Cela explique pourquoi on dit souvent à propos d’Ai Weiwei que « l’important, ce ne sont pas ses œuvres» : son action ne comporte pas seulement un objectif politique, elle a aussi le pouvoir de créer une nouvelle idole, dont les bénéfices économiques ne seraientque la couronne. Au-delà du niveau individuel, la figure d’Ai Weiwei est un archétype, un paysage miniature qui concentre l’ensemble de complexités politiques.
Traduction : Marie Laureillard