French Edition | De La Town, à La Town, en passant par La Town De la Chine, à la Grèce, en passant par Venise
2016年04月22日 | 发表于 LEAP 37
|Indépendamment du désir que l’on éprouve, lors des heures brûlantes du vernissage de la Biennale de Venise, de s’abriter à l’ombre de l’Art, on est toujours saisi par l’excitation à l’idée de pénétrer dans l’Arsenal et les Giardini. Les possibilités sont infinies, mais circonscrites par les murs des édifices, et par Venise elle-même. Durant ces jours d’ouverture, la ville devient un théâtre, où se mêlent les énormes yachts des collectionneurs, les espaces d’expositions temporaires, et une foule de touristes inhabituels, que la beauté de Venise semble laisser de marbre. D’un pas rapide, on se rend de San Marco aux Giardini, en accompagnant notre marche de discussions sur les pavillons, discussions que ceux qui ne sont pas du microcosme de l’art doivent prendre pour de houleux débats politiques.
De fait, la Biennale de Venise est d’essence politique, du moins dans sa structure (1). Elle est la seule à conserver cette forme quelque peu désuète de la représentation nationale, censée démontrer l’unité de ces modernités, qui issues de cultures différentes relèvent cependant toutes de l’aire d’influence occidentale et de son vocabulaire. Le pouvoir politique est aussi solide que les allées pavées qui conduisent aux principaux lieux d’exposition. Les pays « importants » occupent les pavillons les plus beaux, aux emplacements les plus stratégiques. La vieille Europe vous accueille dès l’entrée des Giardini, tandis que les nations plus pauvres sont reléguées dans d’autres espaces moins visibles. Cela peut sembler simpliste de regarder ainsi cette gigantesque exposition, mais la vérité est là : on voit clairement qui mène la danse.
On pourrait dire que la structure de la Biennale, vieille de 118 ans, est comme un état dans état. Elle est l’expression à la fois civilisée et brute de notre perception de l’art depuis la révolution industrielle : une autorité déclarée décide si tel pays peut ou non participer, elle fait de tel artiste un représentant culturel, et de tel curateur un ambassadeur. Elle suit en cela la logique muséale : est art ce qui rentre dans le cadre. À travers leurs pavillons respectifs, les pays viennent attester de leur éducation, de leur culture et de leur goût. Pour reprendre les mots de Marina Abramovic, « l’art doit être beau, tout doit être beau », il lui suffit pour cela d’être civilisé et sous contrôle.(2)
J’ai vu le film La Town (2014), de Cao Fei, à l’Arsenal. Il s’agit d’un film réalisé à partir de maquettes et de figurines, dont certaines étaient également présentées dans l’espace d’exposition. La Town est une cité ravagée par une apocalypse zombie, un mythe que la caméra nous narre en balayant dans son champ les symboles du capitalisme et de sa décomposition. On y voit des bordels, des politiciens, des foules qui applaudissent, des banlieues cauchemardesques entourées de clôtures blanches, une gare inondée et négligée mais encore en service, des hôtels aux néons défectueux, des manèges, des ghettos. Les enfants sont laissés sans surveillance. Une fausse statue de Milo se dresse au centre d’une fontaine kitsch. Au fur et à mesure, nous découvrons des agressions, des viols, des crimes, des arrestations, des violences, des émeutes, des pillages et des foules qui scandent des slogans. Dans le même temps, dans les marges, on peut voir de belles scènes de rivières et de plages, où des nudistes se baignent joyeusement au soleil.
L’histoire est racontée à travers le dialogue d’un homme et d’une femme, que le ton « Nouvelle Vague » permet rapidement d’identifier comme un extrait du script d’Hiroshima mon amour, de Marguerite Duras, porté à l’écran en 1962 par Alain Resnais.
« L’asphalte brûlera. Un désordre profond régnera. Une ville entière sera soulevée de terre et retombera en cendres…Je te rencontre. Je me souviens de toi. Qui es-tu ? Tu me tues. Tu me fais du bien. Comment me serais-je doutée que cette ville était faite à la taille de l’amour ? Comment me serais-je doutée que tu étais fait à la taille de mon corps même ? Tu me plais. Quel événement. Tu me plais. Quelle lenteur tout à coup. Quelle douceur. Tu ne peux pas savoir. Tu me tues. Tu me fais du bien. Tu me tues. Tu me fais du bien. J’ai le temps. Je t’en prie. Dévore-moi. Déforme-moi jusqu’à la laideur. Pourquoi pas toi ? »
Dans La Town, tous les éléments importants, ou sur lesquels nous devrions porter notre attention, sont réunis dans le « musée de la nuit profonde », une séquence située vers la fin du film, où sont montrés comme des œuvres d’art : un homme tuant sa femme, une voiture de police renversée, un couple faisant frénétiquement l’amour, et cette même fontaine kitsch ornée de la Vénus de Milo. Dans le musée de Cao Fei, les petites figurines sont témoins de ces scènes de la même manière que nous les observons : « les gens errent parmi les reconstitutions, plongés dans leurs pensées », avec seulement « quelques explications, en l’absence de tout autre chose. » (3) C’est la beauté de la société transposée en art : une représentation visuelle de notre condition contemporaine.
Entre les murs frais et réconfortants de l’Arsenal, j’ai soudain réalisé combien La Town faisait terriblement penser à ma propre ville : Athènes, la cité symbole dont les anciens édifices trouvent un écho non seulement dans l’architecture de la Biennale de Venise, mais aussi dans chacune des nations pour lesquelles ces bâtiments ont été construits. Le Parthénon, qui trône sur l’Acropole, est vu en Occident comme un symbole de la démocratie, et par glissement, de la modernité capitaliste. Il incarne ce que l’Occident considère être les principes de la civilisation et de la beauté classique. Pourtant, Athènes, et l’ensemble de la Grèce, viennent de subir une crise sans précédent. Et si la capitale moderne est bien différente de la Cité antique qu’elle fut, elle partage au contraire de nombreux points communs avec La Town. En décembre 2008, le meurtre d’un adolescent de 15 ans par la police a provoqué émeutes et pillages, suivies en 2009 par l’annonce de la crise économique. Crise qui à son tour fut à l’origine de longues années de protestation, de déclin et de dégradation.
A l’été 2015, un référendum fut organisé, presque sans préavis (et qui partagea le pays en deux groupes : ceux qui s’opposaient aux mesures d’austérité de l’Union Européenne, et ceux qui les acceptaient). Le résultat, ce furent ces supermarchés aux rayons vides et ces officiers de police gardant les banques tandis que les gens –en majorité des personnes âgées faisant la queue pour leur pension- se battaient pour retirer de l’argent dans la panique déclenchée par le contrôle des capitaux. En tant que nation, nous avons été « déformés jusqu’à la laideur », comme La Town. Comme le dit le philosophe allemand Jürgen Habermas, « les sanctions néolibérales » créées par l’UE ne peuvent que « décourager complètement une population grecque déjà exténuée, et tuer tout élan de croissance ».
Pour moi, Athènes est aujourd’hui La Town. Une utopie qui a échoué comme celle que Cao Fei visite dans son film. Il est ironique de constater qu’Athènes, comme La Town, pourrait être n’importe quelle ville du monde. Si les utopies capitalistes sont éternellement vouées à nous trahir, quel meilleur outil que l’art pour nous permettre de transcender cette triste ironie ? Dans le cas de La Town, le « musée de la nuit profonde » révèle la manière sublime dont la vraie beauté peut être défigurée – une réalité que nous devons d’abord dévoiler avant de pouvoir la subvertir.
On peut voir un autre reflet de cela dans la Biennale, lorsque Hito Steyerl, aidé d’autres artistes, accrocha sur la façade du pavillon allemand dans les Giardini le drapeau grec, barré du mot « Germoney ». Hisser ce drapeau était un moyen de protester contre les manœuvres politiques des leaders européens pendant ces quelques semaines. Cette action défigura, même temporairement, la « beauté » de cette petite cité des arts au sein de la ville de Venise, de la même manière que la Grèce défigura la notion civilisée d’Etat conciliant, devenant du même coup le caillou dans la chaussure de ceux qui cherchent à faire respecter les programmes du capitalisme dominant en Europe et au-delà.
Le modèle capitaliste nous a montré ce qu’il considère comme de l’art. Il nous a également exposé ce qu’est pour lui un authentique Etat Nation démocratique et civilisé – quelque chose d’encadré, comme toujours, par les idéaux occidentaux, bien plus souvent imposés qu’embrassés volontairement. Les effets produits par cette attitude sont merveilleusement exprimés dans la séquence finale du film de Cao Fei, à travers ces mots qui s’élèvent sur un fond noir comme la nuit : « Je t’appelle doucement », dit-elle. Et lui de répondre : « Mais je suis mort ».
Traduction: Guillaume Vaudois
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1) Voir les travaux de Jonas Staal, Guide idéologique de la Biennale de Venise, 2013
2) Extrait de l’œuvre vidéo de Marina Abramovic, L’art doit être beau, l’artiste doit être beau, 1975
3) Extrait de La Town