Au Milieu des Empires | Entretien avec Huang Yongping
| 2016年06月11日
LEAP: « Empires » : telle est la thématique choisie pour cette édition 2016 de Monumenta. Le dossier de presse parle d’ « une installation immersive de grande échelle ». Comment doit-on comprendre ce terme d’immersif?
Huang Yong Ping: Cet adjectif souligne le fait que les spectateurs doivent cheminer au sein de l’installation. Ca ne signifie pas que l’on est obligé de se fondre dans une œuvre d’art que l’on contemple. Comme les dimensions de l’installation dépassent de loin l’échelle humaine, le terme d’ « immersif » sonne comme une indication préalable.
Le Grand Palais a été transformé en entrepôt. Lorsque le spectateur pénètre par l’entrée principale, son regard est aussitôt arrêté par un mur de containers, dont la hauteur le force à lever les yeux jusqu’à la coupole et au drapeau français qui la surplombe. Cela me semble intéressant et assez différent des précédentes éditions de Monumenta où l’on pouvait dès l’entrée embrasser l’ensemble de l’espace du Grand Palais. J’espère n’avoir pas seulement exposé une œuvre, mais à travers les modalités de l’installation, d’avoir ouvert l’œuvre elle-même à de nouveaux rapports avec l’espace architectural.
LEAP: Depuis votre arrivée en France, en 1989, narrations et symboles occupent une place de plus en plus importante dans votre travail, et sont de plus en plus directs. Cette installation n’est-elle pas un moyen de poursuivre, à une échelle plus grande, votre dispositif symbolique et métaphorique?
Huang: Le titre d’ « Empires » ne fait pas seulement référence à l’œuvre elle-même, il est aussi lié à l’architecture, à l’histoire et à la position géographique du Grand Palais où cette œuvre est exposée. Nous nous tenons actuellement sur l’axe central du bâtiment : au Nord, se trouve le Palais de l’Elysée, le centre du pouvoir français ; au Sud, l’Hôtel des Invalides, où est enterré Napoléon ; à l’Est, le Louvre et enfin au Nord-Ouest, ce sont les Champs Elysées et l’Arc de Triomphe. En somme, cette œuvre, une fois placée dans ce bâtiment, se retrouve au croisement des axes du pouvoir français. C’est pourquoi cette œuvre me semble unique, elle n’est pas seulement en relation avec l’espace d’exposition, mais aussi avec la situation géographique du Grand Palais, avec les symboles politiques et culturels qui l’environnent. L’œuvre est cernée par le pouvoir, et l’on peut voir le pouvoir national, politique, traverser ce lieu d’exposition, y transiter pour se changer en une forme de pouvoir économique — les containers. Les échanges logistiques transnationaux sont un mode opératoire très concret du capitalisme. Je pense qu’au 21ème siècle, l’agencement du monde a été transformé par deux grandes inventions : les containers et Internet.
L’œuvre est composée de trois éléments principaux : les containers, l’immense squelette ophidien qui traverse tout l’espace, et le chapeau de Napoléon. La plupart des containers proviennent de la compagnie française CMA-CGM, troisième entreprise mondiale dans ce domaine. On peut y lire des mots anglais, français, et des sinogrammes. Ils représentent à merveille l’internationalisation et les confluences de la logistique globale. Leurs couleurs variées témoignent également de la diversité des pays et des territoires.
L’ossature du serpent traverse de part en part la tranchée formée par les containers et donne vie à l’ensemble. Les containers sont géométriques, le corps du serpent, lui, ressemble aux formes de la topologie. Les deux éléments créent un contraste fort et très dynamique. J’ai disposé le corps de manière à ce qu’il encercle le chapeau, tandis que la tête et la queue pointent dans sa direction. Le chapeau est ainsi complètement cerné, d’une manière qui rappelle le « serpent du Mont Chang » dont parle Sun Zi dans son Art de la Guerre. Si la tête subit un assaut, la queue se relève pour frapper l’ennemi. Si c’est la queue qui est attaquée, la tête, de la même manière, vient à son secours. Enfin si l’on s’en prend au corps, tête et queue se replient pour fondre sur vous. C’est une métaphore de l’entraide mutuelle, une image des tactiques militaires d’encerclement. Ici, le serpent qui cerne le chapeau napoléonien donne une impression ambiguë : il protège le pouvoir autant qu’il le menace.
Le chapeau est placé dans l’axe central, sur trois containers. Il mesure douze mètres de long sur cinq de large. Il est une sorte de voûte, sous la voûte principale du Palais. Napoléon chérissait l’idée d’une grande Europe, c’est une des plus ancienne ambition d’expansion globalisatrice. Ce couvre-chef est un chapeau de guerre, c’est un objet symbolique très particulier, qui représente le pouvoir passé.
Nous sommes dans la partie du bâtiment appelée « nef du Grand Palais ». La nef, c’est la partie centrale d’une Eglise, mais c’est aussi le nom des grands voiliers de l’époque médiévale. Cette exposition dans le Grand Palais peut être comparée à un bateau renversé, qui transporte ces containers d’un point du globe à un autre. L’installation pèse 1000 tonnes, la structure du Palais 8500 tonnes. Tout est en métal : entre l’œuvre et le bâtiment, c’est un dialogue entre le fer et le fer.
LEAP: Vous avez dit jadis : « L’exposition est une forme de parade, d’exhibitionnisme ». Et encore, que « participer à une exposition correspond à une forme de déficit ». Qu’en est-il pour le cas présent ?
Huang: C’est une formulation ancienne, qui nous ramène des années en arrière, elle avait un contexte particulier et une cible précise. Ces termes de parade et d’exhibitionnisme viennent d’un article que j’avais écrit à l’occasion d’une exposition sur l’Avant-garde chinoise qui s’était tenue à Pékin fin 1989, début 1990. L’article traitait de l’ensemble du système d’exposition et visait la situation de l’époque. Actuellement, les médias font massivement la promotion des expositions, et donnent cette impression de parade, mais cet effet ne procède pas de la volonté des artistes eux-mêmes, il est produit par le système.
Voilà pour la situation générale. Plus concrètement, maintenant, concernant cette exposition : Monumenta a déjà connu plusieurs éditions, et ce passé créé un effet d’attente sur lequel je n’ai pas de contrôle. Je dois faire ce que j’ai à faire, au sein de ce contexte et malgré lui : c’est d’abord cela, la posture de l’artiste. Par ailleurs, jadis, en Chine, je n’ai cessé de manifester ma volonté de garder une certaine distance avec les médias, mais l’artiste a aussi le devoir de faire passer quelques unes de ses idées, et même si certaines d’entre elles sont parfois masquées, il garde ce devoir. Nous ne devons pas être dominés par l’espace, nous devons garder un droit d’initiative face à lui, pour faire en sorte d’orienter l’œuvre et l’espace dans une autre direction, une direction inhabituelle.
LEAP: Vous avez dit que l’ « art » devait être discuté comme une totalité obscure où le discours viendrait décomposer en parties distinctes ce que la pensée avait tout d’abord assemblé (in Paroles-Art-Influence). Si l’on veut comprendre votre système déjà très développé, on a d’emblée à disposition un ensemble d’analyses basées sur des concepts, des catégories et des mots-clés. Pensez-vous que cette catégorisation, possiblement inappropriée, soit nécessaire?
Huang: J’utilise beaucoup d’outils, les catégories en font partie. Il m’est arrivé jadis d’utiliser le Classique des Mutations, ou les tables tournantes : ce sont aussi des outils. Je pense que les outils sont essentiels dans la pratique artistique, mais qu’ils doivent être eux-mêmes créés. Comme tout le monde n’est pas à même de forger ses propres outils, les gens empruntent ceux des autres. Mais, si quelqu’un utilise mes outils, ils ne seront pas forcément adaptés à son usage personnel. Les outils ont leurs propres limites. Lorsqu’on contemple une œuvre, ou que l’on écoute l’artiste en parler, on est face à des limites. Les créateurs sont vigilants, ils ne souhaitent pas que leur parole vienne se substituer à la réflexion du public. C’est là le point crucial, il me semble : le public doit réfléchir en pénétrant dans l’œuvre. Ce qui importe, c’est ce que le public peut en saisir.
Mais comme on l’a dit tout à l’heure, il y a déperdition dès que l’on s’immerge dans l’œuvre. A partir du moment où vous pensez avoir compris, vous perdez quelque chose. Et plus votre analyse est claire et méthodique, plus votre perte devient importante. De la même manière, la richesse que nous livre la vision est nécessairement appauvrie lors du passage au langage, particulièrement quand on tente de la dépeindre par écrit, car on a là affaire à deux domaines hétérogènes.
LEAP: Il est généralement difficile d’entrelacer les pensées de Duchamp et de Beuys, mais dans vos œuvres, on ressent autant la sensibilité à l’égard du langage et les sophismes d’inspiration zen de Duchamp, que le complexe chamaniste propre à Beuys et ses allers-retours entre la réalité sociale et le mythologique. Cette contradiction crée une dimension particulière dans votre œuvre. Faut-il y voir le résultat de votre durable défiance à l’égard des idoles formelles, votre refus d’une identification trop rapide à un système?
Huang: Cette œuvre porte en elle, en effet, les deux grandes orientations que vous venez de citer. Nous savons que les œuvres de Duchamp sont très rarement liées à la représentation sociale, elles manifestent surtout une forme de méfiance, voire de refus à l’égard du langage artistique. Mais les éléments sociaux sont au contraire extrêmement présents dans les œuvres de Beuys, avec parfois un effet d’exagération. C’est pourquoi je pense que cette œuvre est bien porteuse de ces deux composants. C’est d’ailleurs assez rare qu’une œuvre puisse présenter en même temps deux tendances artistiques aussi distinctes. Je ne sais si j’ai réussi à les combiner au mieux, mais l’important, c’est qu’en voyant l’œuvre, on ne pense pas immédiatement à l’une ou à l’autre.
LEAP: Vous avez jadis qualifié le Dadaïsme de « signifiant vide », arguant qu’il ne fait signe vers aucune définition précise, et qu’il agit essentiellement par destruction. Si la création, pour être durable, doit sans cesse mettre en cause et renverser les concepts et les systèmes établis, n’arrivera-t-il pas un jour où elle manquera de cible pour ses attaques?
Huang: Quand nous parlons théorie de l’art, nous nous plaçons d’un point de vue « métaphysique ». Mais comme relier cette « métaphysique » au « physique », au concret ? Les œuvres sont le plus souvent « physiques », mais en même temps porteuses d’un sens « métaphysique » qu’il revient au spectateur de saisir. Je pense en tous cas qu’il ne faut pas mettre ces deux dimensions sur un même plan. Une œuvre n’est pas l’explication vulgarisante d’un concept, pas plus que sa mise en forme, son incarnation physique en trois dimensions. Elle conserve une certaine distance. Dans mon travail, je dois garder à l’esprit les deux aspects. D’une part, l’aspect purement réflexif, qui emprunte au langage, à la philosophie, à la « métaphysique ». Et d’autre part, la dimension « physique », l’œuvre concrète avec sa longueur, sa largeur, sa hauteur, et son poids. Quel est le lien entre ces deux aspects ? Il est impossible de déterminer lequel est le plus important. Décider que la dimension philosophique vient déterminer l’aspect physique, c’est tomber dans le piège d’un suprématisme métaphysique. Ma méthode de travail consiste simplement à donner corps à une situation, c’est-à-dire que j’essaie d’adopter plusieurs points de vue, d’accéder à des domaines différents. Pour ce qui est du domaine « métaphysique », rares sont les artistes qui s’y aventurent. Je pense qu’il n’est pas nécessaire d’intervenir dans ce domaine ; vouloir le faire revient, me semble-t-il, à tenter l’impossible.
LEAP: L’idée qu’un art national doive posséder ses caractéristiques propres est en fait très récente, elle s’est répandue avec l’essor du système d’Etat-Nation, et l’introduction des points de vue modernistes occidentaux. Il y a une remarque de Borgès à ce sujet : le fait que le Coran ne fasse aucune mention du dromadaire prouve selon lui que l’on a bien affaire à un texte d’origine arabe. En tant qu’Arabe, Mahomet n’a aucune raison d’insister sur le dromadaire comme animal endémique : seul un faussaire, un voyageur ou un nationaliste s’étendrait sur le sujet. Cela soulève non seulement des problématiques esthétiques, mais aussi identitaires. Qu’en pensez-vous?
Huang: L’idée qu’un peuple devrait avoir des caractéristiques culturelles propres me semble à la fois récente et déjà désuète, particulièrement à notre époque de circulation et de changements. Quand au dromadaire, c’est un camélidé, comme le chameau. C’est une famille qui couvre une immense ère géographique, de la Mongolie à l’Arabie en passant par la Turquie. On dit maintenant que le dromadaire est un des symboles de l’Arabie, mais il faut garder à l’esprit cette longue ligne, et ne pas associer trop vite cet animal à cette région.
Interview: He jing
Traduction: Guillaume Vaudois